Cyclopes, de Jacamon & Matz

Parmi mes bandes dessinées préférées, il y a Le Tueur : le récit totalement immoral de la vie d’un tueur à gages. Parce qu’il ne s’agit pas de SF, je ne la commenterai pas sur ce site, mais je ne pouvais pas ignorer une autre série des mêmes auteurs, et cette fois-ci en plein dans le genre qui nous intéresse : Cyclopes.

Au scénario, Matz, alias Alexis Nolent, qui notamment collaboré à la création du jeu vidéo Assassin’s Creed. Et au dessin, Luc Jacamon pour les deux premiers tomes, dont c’est la deuxième collaboration avec Matz. Il est relayé par Gaël de Meyere à partir du tome 3, qui signe ici son premier album.

En 2052, la guerre est toujours d’actualité, et de multiples conflits régionaux embrasent la planète. Mais les états, à court d’argent, ne veulent plus financer les opérations de maintien de la paix. Ils décident alors, via l’ONU, de sous-traiter ces interventions à des entreprises privées. La première sélectionnée est Multicorp, qui remporte le « marché » de la pacification de l’est de la Turquie.

Multicorp obtient aussi le droit de filmer en temps réel ces interventions, et de les diffuser via sa filiale de télévision KNN sous forme d’une émission de télé-réalité.

En Italie, Douglas Pistoia, italo-américain de 22 ans, est un ancien espoir du football qui a renoncé au sport à la suite d’une blessure. En quête d’un emploi, il postule chez Multicorp qui le recrute sans lui dire exactement en quoi sa fonction va consister.

Il comprend vite qu’il va devenir mercenaire. Mais un mercenaire ultra-moderne : son employeur l’équipe d’une combinaison sophistiquée capable de soigner les blessures légères, et dotée d’un casque qui comporte une caméra. Celle-ci filme l’action en permanence, la vidéo étant retransmise en temps réel par KNN.

Avec une escouade d’autres super-soldats, il est envoyé en Turquie. Là, il se fait remarquer pour son courage en tentant de sauver la vie d’un officier.

Du fait de l’audience de l’émission, il devient immédiatement une célébrité mondiale. Motivé par une généreuse rémunération, il décide de continuer ce travail, malgré les risques, pour économiser de quoi s’installer avec sa jeune femme.

Pourtant, sa mission suivante est bien différente. Envoyé dans un lieu indéterminé, lui et ses collègues remarquent qu'ils sont cette fois-ci équipés de casques sans caméra. Et les ordres qu’on leur donne font froid dans le dos : assassiner des hommes désarmés. Horrifié, Pistoia réalise qu’il a mis le doigt dans un engrenage implacable où l’argent est roi et la vie humaine sans valeur. Une seule chose peut le sauver : sa conscience…

Cyclopes nous prédit un futur inquiétant. Inquiétant parce qu’il n’est pas plus sûr qu’aujourd’hui. Mais aussi parce qu’il parait vraiment probable au vu de ce qu’on observe déjà : le développement d’un monde connecté où derrière la technologie, la morale disparait complètement.

Car l’univers de Douglas Pistoia est totalement hypocrite : on filme avec voyeurisme la violence et la mort, on en fait même un divertissement diffusé aux heures de grande écoute. Mais la présentatrice s’offusque des « écarts de language » d’un soldat… Difficile de ne pas penser aux programmes TV actuels où la bêtise, au mieux, et la violence, au pire, s’affichent sans complexe alors qu’une personne un peu dénudée provoque un scandale. Et tout cela uniquement pour faire de bon scores d’audimat. Les plus anciens se rappelleront le film Running Man de 1987.

Les principaux personnages expliquent très bien leurs motivations. Douglas Pistoia est très clair.

Je n’y peux rien (…) si cette civilisation n’aboutit qu’au voyeurisme, au mensonge et à la démagogie… Ce n’est pas mon problème, personne ne me fait de cadeaux, je me débrouille avec ce que j’ai. Je saisis ma chance.

Un discours de justification qui rappelle fortement Le Tueur, des mêmes auteurs : en gros personne n’est vraiment innocent et le monde rempli d’horreurs, par conséquent un crime de plus ou de moins ne change pas grand chose.

Autre exemple : un journaliste demande au secrétaire général de l’ONU s’il n’est pas gêné que Multicorps filme et diffuse ses interventions. Sa réponse est navrante.

Si le travail est bien fait et que cela ne coûte rien à l’ONU, et donc à vous, contribuable, quel est le problème ?

Bref la seule logique est celle de l’argent. Et pour lui Multicorp est prêt à tout : l’entreprise contrôle la vie, même privée, de Douglas, n’hésitant pas à essayer de briser son mariage si cela sert ses intérêts.

Hormis l’aspect moral, la BD est aussi bien rythmée jusqu’au tome 4, malheureusement moins réussi. L’histoire se conclut trop vite et d’une façon finalement assez banale. Autre reproche : le changement de dessinateur en cours de série, une mauvaise idée car elle désoriente le lecteur. Et j’avoue que je préfère le style de Luc Jacamon, même si cela est subjectif bien sûr.

Au fait, pourquoi le nom « Cyclopes » ? A cause de la caméra du casque que portent Pistoia et ses collègues, une sorte de troisième oeil qui les fait ressembler à ce monstre de la mythologie gréco-romaine.

Mais loin du passé, et comme d’habitude en science-fiction, Cyclopes utilise le futur pour dénoncer les dérives du présent. Et cela marche plutôt bien. Alors si vous avez aimé Le Tueur, foncez. Contrairement à Douglas Pistoia, vous serez en terrain connu.

Ma note : 4 sur 5